LE MAL ET L'ORDRE DE L'UNIVERS (3)
De la même manière Dieu a pu aussi, sans rien sacrifier de sa bonté, de son pouvoir ou de sa sagesse, créer un monde limité et le préférer à d’autres meilleurs car, sauf à ne rien créer, ce qui est créé sera toujours préféré à d’autres choses plus parfaites, parce qu’un monde optimal répugne à être et, dans cette mesure même, ne peut pas être réalisé (1).
lI n'est pas exact non plus de distinguer, comme le fait Kant, entre un optimisme qualitatif et un optimisme quantitatif, en disant que, bien que ce dernier répugne – puisqu’un monde créé, et par conséquent dépendant, relatif et limité doit toujours être infiniment distant du Créateur, absolu et infini – un meilleur des mondes possibles est concevable à condition de le supposer créé et dépendant, ce qui laisserait ainsi sauf l’abîme infini séparant la créature du créateur.
L’idée qu’une chose puisse être absolument meilleure d’un point de vue qualitatif, dans l’ordre créé, est déjà une absurdité. Etant créée, elle est limitée et relative. Elle ne peut pas épuiser la Toute-puissance, la source et la plénitude de l’être et de la perfection. Elle peut toujours recevoir quelque chose de plus, parce que Dieu a toujours le pouvoir de la lui donner. Par conséquent, il n’est pas possible, même d’un point de vue qualitatif, qu’une chose soit optimale en rigueur de termes. Ainsi, comme l’observe le P. Pesch (Arc. I, p. 401), « entre nécessairement en conflit avec la réalité et la raison celui qui, dans le sens de l’optimisme de Leibnitz, représente le monde comme la plus grande somme de perfection et de bonheur atteignable sous les conditions de l’existence finie. Toute existence finie l’est essentiellement, c'est-à-dire est essentiellement capable d’une plus grande perfection, de sorte qu'une existence finie, absolument la plus parfaite, est manifestement une absurdité ». Nous voyons ainsi que « de nombreuses choses de ce monde – si parfait qu’on le suppose – pourraient être meilleures qu’elles ne sont en réalité ».
« Peut-on concevoir, se demande Zeller, que l’être le plus parfait crée autre chose que le meilleur et le plus parfait ? » (2) Il est clair que oui, car c’est la supposition contraire qui est inconcevable. « Cela ne serait-il pas – poursuit-il – en opposition directe avec la notion de l’être le plus parfait ? ». Non ; ce qui s’y oppose, c’est que la perfection d’un tel être puisse être épuisée ou égalée par quelque effet que ce soit (3).
« La seule chose qui puisse être concédée à l’optimisme – ajoute Pesch (p. 402), c’est qu’une fois déterminé l’être le plus parfait, humainement parlant, réaliser un certain degré de bien et de parfait, l’intelligence sage de l’être le plus parfait ne tarde ni n’hésite un seul instant à désigner les plus parfaits des moyens qui conduisent à la réalisation de ce degré. Dieu fait tout de la meilleure manière possible, mais il ne fait pas le meilleur ».
Ainsi donc, l’argument fondé sur l’existence du mal n’a de force que contre cet absurde optimisme absolu. Si tant de raisons s'opposent à ce dernier, en revanche l'optimisme relatif, qui a la faveur de saint Thomas, présente une grande vraisemblance. En effet, si un monde absolument le meilleur n’est pas possible, parce qu’il est toujours possible qu’il soit amélioré, sans jamais atteindre l’infini, il est possible qu’il soit le meilleur, optimal à l’intérieur d’un ordre limité. Tel serait celui qui réaliserait pleinement cet ordre, avec la plus grand somme de biens et le moins grand nombre de maux qui lui correspondent (Janet, p. 235). Or il est très naturel de supposer qu’à l’intérieur de cet ordre actuel, librement choisi et établi, Dieu préfère la réalisation relativement la meilleure, parce que cela lui convient et qu’il a pu la préférer comme la plus conforme à sa bonté et à sa sagesse infinie, sans démentir pour autant aucun de ses autres attributs ; car, dans un autre ordre de choses, il pourrait toujours créer des mondes et des mondes absolument meilleurs que celui-ci. De ce point de vue, le monde actuel, en un mot, est le meilleur en son genre, valde bonus, sans être le meilleur absolument (4).
« Telle est la liberté qu’a la volonté de Dieu de concevoir les fins qui sont hors de son essence, telle est la rigueur avec laquelle - dit le P. Pesch (Arc. I, p. 284 ; II, 419) - la préparation et l’exécution de son plan sont ajustés à la sagesse et à l’ordre... Dieu ayant supposément voulu l’ordre actuel des choses, sa volonté est liée par la sagesse divine à vouloir tous les moyens susceptibles de conduire le mieux à l’exécution de ses plans » (5).
« Saint Thomas ne craint pas d’affirmer que le monde actuel, tel qu’il est, est entièrement parfait, considéré en lui-même ; ce pourquoi Dieu, s’il pourrait créer un autre monde meilleur, ne peut pas rendre meilleur ce monde (quant à l’essentiel). Le créateur du monde a déterminé par une très libre résolution de sa volonté, à quel degré il manifesterait sa perfection. Ce degré n’est pas le plus élevé, et n’aurait pas pu l’être.
C’est pourquoi l’optimisme absolu est erroné. En revanche, une fois ce degré déterminé et fixé par Dieu, selon la très libre résolution de sa volonté, ce monde a été réalisé de la manière la plus parfaite possible, ce qui justifie un certain optimisme relatif. Si un homme avisé n’omet rien dans l’exécution de l’œuvre qu’il projette, en tout conforme à ses idées, à plus forte raison la bonté et la sagesse procéderont ainsi ! » (6).
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(1) « Dieu glorieux, qui est infiniment bon – écrit Cajetan, avec sa solidité et sa profondeur habituelle – même s’il agissait naturellement [c'est-à-dire même s’il agissait par nécessité naturelle, et non pas librement], n’ôterait pas tout mal de l’univers ; parce que la finitude est le partage de toutes choses et que sa bonté prodiguerait dans l’univers l’ensemble des biens constitués à des degrés divers, desquels sortirait le mal par une nécessité de nature, de même que de la nature du loup découle la mort de l’agneau et de la nature des éléments la corruption des choses composées, etc. De l’infinie bonté de Dieu sortent les choses mauvaises, mais cependant pour le bien de l’univers ; les choses mauvaises ne sortent pas du non-être. Ainsi, c’est en raison de l’infinie bonté de Dieu que le mal est dans ses effets, mais non en lui-même » (in Iam, q. 2 a. 3).
(2) « Il appartient à l’agent le meilleur de produire tout son effet du mieux possible, mais non que chaque partie soit la meilleure absolument : elle est la meilleure dans sa proportion au tout. La bonté de l’animal serait détruite, si n’importe quelle partie de son corps avait la dignité de l’œil. Ainsi Dieu a fait l’ensemble de l’univers le meilleur, selon son mode de créature ; mais non pas chaque créature en particulier ; parmi celles-ci, l’une est meilleure que l’autre » (Somme de théologie, Ia, q. 47 a.2 ad 1).
(3) « (…) absolument parlant, quelque chose que Dieu a faite, il peut toujours en faire une autre meilleure » ; « quelle que soit une chose donnée, Dieu peut toujours en faire une meilleure, et, s’il s’agit de la même, il peut la faire meilleure d’une certaine façon (…). Si le mot “mieux” est pris comme un adverbe, et s’il se rapporte au mode d’agir de Dieu, en ce sens-là Dieu ne peut pas faire mieux qu’il ne fait ; car il ne peut rien faire avec plus de sagesse et de bonté. Mais s’il se rapporte au mode d’être de l’effet, alors Dieu peut toujours faire mieux ; car il peut donner aux choses qu’il a créées un mode d’être plus parfait en ce qui concerne leurs attributs accidentels, bien que ce ne soit pas le cas en ce qui concerne leurs attributs essentiels » (Somme de théologie, Ia q. 25, a. 6, c. et ad 1).
(4) « L’univers ne peut être meilleur qu’il n’est, si on le prend comme constitué par les choses actuelles ; à cause de l’ordre très approprié attribué aux choses par Dieu et en quoi consiste le bien de l’univers. Si une seule de ces choses était rendue meilleure, la proportion de l’ordre s’en trouverait détruite, comme dans le chant de la cithare la mélodie serait altérée si une corde était tendue plus qu’elle ne doit. Mais Dieu pourrait faire d’autres choses ; il pourrait ajouter à celles qu’il a faites ; et ainsi nous aurions un autre univers meilleur » (Somme de théologie, Ia q. 25 a. 6 ad 3).
(5) « Tout ce que Dieu fait, écrit saint Thomas, il le fait selon l’ordre de sa sagesse » (Contra gentes, L. 2, chap. 24).
(6) « Les décrets de Dieu, observe Tiberghien (ib.), sont impénétrables (...) ; mais il est certain qu’ils tendent à ce qu’il a de meilleur, relativement à la situation du monde et à toutes les circonstances, sans que cela porte atteinte en rien à la libre volonté divine qui a bien voulu choisir cet ordre meilleur. »
ARINTERIANA
Paris - France | 2024 | Tous droits réservés
Exposition en langue française de la vie et des œuvres du Père Juan González Arintero (1860-1928), restaurateur de la théologie mystique en Espagne, grand directeur d'âmes et apôtre de l'Amour Miséricordieux.
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