LE MAL ET L'ORDRE DE L'UNIVERS (4)
« Pour que Dieu agisse d’une manière absolument parfaite, poursuit le docte jésuite (P. Pesch, II, p. 416), il est uniquement nécessaire que la fin ou le bien déterminé par Dieu soit atteint, mais non que Dieu détermine par avance le degré le plus haut qui puisse être atteint » (1).
Or, dans l’état présent, ce monde est bon, parce que Dieu l’a voulu tel, et même très bon et même optimal en son genre. Ainsi apparaît-il le plus conforme aux attributs divins et, de fait, tous les grands sages le tiennent pour tel, qui ne se lassent pas d’admirer et de célébrer l’excellente bonté du cosmos. Comment, dès lors, se résout le problème du mal, puisqu’on ne peut en nier l’existence ? En général, très facilement, en vertu des principes qui viennent d’être exposés, même si, en particulier, à cause de notre ignorance des biens et des utilités qui sont attachés à certaines choses qui paraissent mauvaises, de sérieuses difficultés se posent. En attendant, ce que l’on appelle le mal métaphysique est toujours connaturel et, pour l’essentiel, inévitable. Pourtant, il vaut mieux pour le monde être ce qu’il est, et non pas autre chose meilleure - c'est-à-dire exister avec des limitations et des privations - que de n’exister en aucune manière et de demeurer dans le néant. Quant aux autres maux, physiques, physiologiques et même moraux - qui sont consécutifs à des déficiences et constituent le mal véritable - ils sont parfois eux-mêmes nécessaires et inévitables compte tenu de cet ordre des choses. Même le mal moral, si horrible pourtant, est une condition indispensable - qui doit donc être, non pas directement recherchée mais permise - à l’obtention de plus grands biens moraux. En effet, comment la justice divine vindicative se manifesterait-elle s’il n’y avait rien à venger ? Comment la fidélité de manifesterait et se réaliserait-elle si l’apostasie n’existait pas ? Comment Dieu récompenserait-il la piété héroïque et la douceur du martyr, et comment les célébrerions-nous nous-mêmes, sans la cruauté du bourreau et et l’impiété du tyran ? Comment Jésus-Christ nous aurait-il rachetés au Calvaire, s’il n’y avait eu le péché d’Adam et la malice des Juifs ? C’est pourquoi l’Église s’exclame : Ô bienheureuse faute, qui nous a mérité d’avoir un tel et si grand Rédempteur ! »
Cette nécessité apparaît encore plus clairement dans certains maux physiques ou physiologiques qui, dans la mesure où ils ne portent pas atteinte à l’ordre de la raison, et donc ne répugnent pas à être, peuvent non seulement être permis, mais encore recherchés. Car comment l’ordre général pourrait-il exister sans l’inégalité des choses, sans la subordination de l’inférieur au supérieur, des parties au tout, et sans les sacrifices qui en résultent ? Comment le concert, l’harmonie et la beauté de l’univers seraient-ils possibles sans la variété, la relation mutuelle et la dépendance de toutes les choses (2) ? Bien plus, comment pourrions-nous apprécier la lumière sans l’obscurité, le jour sans la nuit, le printemps sans l’hiver, le plaisir sans la douleur, la santé sans la maladie ? Quelle beauté pourrait-il y avoir dans un tableau s’il n’y avait que des couleurs brillantes sans aucune ombre (3) ?
Quel plaisir y aurait-il à satisfaire la faim et la soif, et comment devrions-nous remédier à de telles nécessités, si nous n’expérimentions pas d’abord la gêne qu’elles nous occasionnent ? Et comment de nombreux grands desseins se réaliseraient-ils, que nous ne connaissons pas encore, et dont beaucoup nous resterons inconnus en cette vie, si n’existaient pas certains êtres destinés à les réaliser, bien que, dans notre ignorance présomptueuse, nous les considérions peut-être comme des êtres inutiles, voire nuisibles ou gênants ?
C’est pourquoi nous pouvons encore répondre à ceux qui, à la suite des anciens manichéens, prétendent invoquer contre l’ordre du monde l’existence de choses qui nous paraissent imparfaites, monstrueuses, laides, nocives ou inutiles, par ces mots énergiques avec lesquels l’immortel saint Augustin les interpellait : s’il est ridicule et stupide de dire que les instruments d’un sage artiste sont inutiles, parce que nous ne savons pas à quoi ils servent, est-il possible que la stupidité humaine atteigne un tel degré que l’on en vienne à reprocher à l’Auteur souverain de toutes choses ce que l’on ne se hasarderait pas à reprocher à un simple humain, comme si l’on connaissait ses insondables secrets et ses plans extraordinaires ?
Pour Lui, tout est beau, tout est utile ; parce qu’il se sert de tout pour le bon gouvernement de l’univers et pour le concert universel de toutes les choses. Nous-mêmes, pour autant que nous connaissions ses oeuvres, nous découvrons l’ordre et l’harmonie, qui clament en faveur d’un Ordonnateur suprême et nous invitent à le louer (4).
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(1) « (...) tout artiste vise à introduire dans son œuvre la disposition la meilleure, non pas dans l’absolu, mais par rapport à la fin. Et si une telle disposition comporte quelque défaut, l’artisan ne s’en soucie pas ; ainsi l’artisan qui fait une scie, destinée à couper, la fait avec du fer pour qu’elle soit apte à couper, et il ne cherche pas à la faire avec du verre qui est une matière plus belle, car cette beauté empêcherait d’obtenir la fin voulue » (Somme de théologie, Ia q. 91 a. 3).
(2) « (...) toute substance créée est loin de la perfection du bien divin. Aussi, pour donner aux choses une ressemblance plus parfaite avec la bonté de Dieu, fallut-il les produire dans la diversité de telle sorte que ce qu'un seul ne pouvait représenter parfaitement, le soit d'une manière meilleure par plusieurs. (...) Un regard attentif observe cette diversité des êtres dans toute une gradation (...). Il apparaît dès lors que la diversité des êtres exige, non leur égalité entre eux, mais un ordre et des degrés » (Somme contre les gentils, L. 3, chap. 97). Il ajoute ailleurs : « un sage artisan ne considère pas dans la disposition des parties seulement le bien de telle ou telle partie, mais beaucoup plus le bien du tout. C'est pourquoi le bâtisseur ne fait pas toutes les parties également précieuses, mais plus ou moins, selon leur concours à la bonne disposition de la maison. Et pareillement dans le corps animal, toutes les parties n'ont pas la clarté de l'œil (...). Ainsi encore Dieu, dans sa sagesse, n'a pas produit toutes choses égales : en effet l'univers serait imparfait si lui manquaient les multiples degrés des étants. Donc chercher pourquoi l'opération de Dieu fait telle créature meilleure qu'une autre serait chercher pourquoi l'artisan institue dans son œuvre la diversité des parties » (De anima, q. 7).
(3) Lorsque nous critiquons l’ordre du monde, disait déjà Plotin, « Nous ressemblons à ces hommes qui, ignorant la peinture, blâment l'artiste d'avoir mis des ombres dans son tableau, alors qu’il n'a fait qu'y répartir convenablement la lumière. (...) De même, les sociétés bien réglées ne sont pas composées d'ordres égaux. Enfin, on ne condamne pas une tragédie parce qu'on y voit paraître d'autres personnages que des héros (...). Ce serait détruire la beauté de la composition que de retrancher (les) personnages inférieurs et toutes les parties où ils figurent » (Ennéades, III, L. 2, § 11).
(4) S. Augustin, Sur la Genèse, contre les manichéens, L. 1, chap. 16.
ARINTERIANA
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Exposition en langue française de la vie et des œuvres du Père Juan González Arintero (1860-1928), restaurateur de la théologie mystique en Espagne, grand directeur d'âmes et apôtre de l'Amour Miséricordieux.
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