LE MAL ET L'ORDRE DE L'UNIVERS (2)
Ainsi donc, l’existence du mal est justifiée par les propres exigences du bien de la nature, car certains biens excellents et même indispensables ne pourraient aucunement se réaliser si l’on ne tolérait, pour le moins, quelques maux mineurs qui leur servent de condition. Or c’est le propre d’un législateur prudent que de ne pas aller jusqu’à cette extrémité d’exclure tout mal, si petit soit-il, au point que soient exclus de très grands biens, ce qui constituerait un mal plus grand encore (1). La suppression de tout mal physique ou physiologique impliquerait la destruction de l’ordre physiologique et physique. Et pour exclure radicalement le mal moral, il faudrait supprimer, de la même manière, l’ordre moral lui-même. Mieux vaut que ces ordres existent, quoiqu’avec quelque mal, plutôt qu’ils n’existent en aucune manière.
LE MAL ET LA BONTÉ SUPRÊME
Certains adversaires objecteront que ce qui vient d’être dit peut justifier une bonté relative du monde et de sa cause, mais n’est pas conciliable avec l’existence d’un Bonté absolue, d’une Toute-Puissance et d’une Sagesse infinie. Le bon législateur humain tolère de nombreux maux qu’il ne sait pas ou ne veut pas éviter, sans un plus grand mal ; mais le Tout-Puissant, par hypothèse, sait tout et peut tout. Si le Créateur du monde n’a pas su éviter les maux, c’est qu’il n’était pas infiniment sage ; s’il a su et qu’il n’a pas pu, alors c’est qu’il n’est pas tout-puissant. Et s’il a su et pu mais qu’il n’a pas voulu, c’est qu’il n’était pas souverainement bon.
Il est certain que Dieu peut tout, mais tout ce qui est quelque chose, ce qui peut être conçu comme quelque chose d’existant : Omne verbum (Luc 1,37), mais non ce qui est absurde, ce qui est inconcevable, ce qui est contradictoire. Ainsi d’un « cercle hexagonal », ou d’une « vertu vicieuse », etc., parce que tout cela répugne à être et est un pur néant, et que loin de mettre en évidence un pouvoir, souligne l’absence de pouvoir. Ce qui est absurde, ce qui n’est rien n’entre pas dans le « omne verbum », Dieu ne le peut pas. Commettre quelque chose d’absurde, c'est-à-dire un pur défaut, un rien, relève des causes déficientes. Celui qui est, l’Agent absolu, fait ce qui est ; nous, qui sommes non-être (sainte Catherine de Sienne, Dialogue), défaillons en faisant ce qui n’est pas. En somme : Dieu n’est pas déficient, et par conséquent il ne peut pas commettre de déficiences. S’il pouvait faire que le oui fût égal au non, l’être au non-être, la vertu au vice, ou qu’un cercle fût carré et qu’un blasphème fût juste, Il se nierait lui-même, en détruisant sa sagesse et sa raison éternelle.
De même, en dépit de sa puissance infinie, Dieu ne peut pas créer un autre Dieu, parce que ce serait réaliser quelque chose d’absurde : « Dieu » et « créé » s’excluent ; c’est une contradiction criante. Tout comme il ne peut pécher, en dépit de sa liberté infinie, parce que le péché – outre qu’il démentirait sa justice et sa bonté infinie – suppose l’ignorance, et par conséquent bien plus un défaut qu’un excès de liberté. Dieu ne peut pas davantage, malgré sa toute-puissance, réaliser ce qui est contradictoire, en contradiction de sa sagesse, de son pouvoir même et de ses autres attributs, parce que, comme nous venons de le voir, ce qui est contradictoire n’est rien, alors que le pouvoir se manifeste en quelque chose.
Un Dieu créé ou une Infinité créée étant contradictoires dans les termes, la création ne peut avoir pour termes que des objets finis, car la limitation est essentielle à toute créature. Celle-ci étant essentiellement limitée, elle doit, par nécessité naturelle, être accompagnée dans l’état actuel des choses par ce que l’on appelle le mal métaphysique, lequel consiste dans l’imperfection relative, c'est-à-dire dans la privation consécutive à la limitation naturelle elle-même (2). Voilà pourquoi l’optimisme de Leibnitz est aussi faux et absurde que le pessimisme de Schopenhauer et de Hartmann. Si ce monde était le meilleur des mondes possibles, il épuiserait le pouvoir divin, et équivalant la toute-puissance, il serait égal à Dieu lui-même, de sorte que les concepts de Dieu et du monde lui-même s’évanouiraient (3).
Le « meilleur de tous les mondes possibles » est tout simplement une absurdité, parce qu’aucun monde possible ne peut être le meilleur absolument. Si un monde optimal était possible, il limiterait la toute-puissance, au lieu de la réaliser, car il définirait un maximum au-delà duquel Dieu lui-même ne pourrait pas faire quelque chose de meilleur. Si parfait que soit un monde créé, Dieu Tout-puissant sait et peut en créer d’autres infiniment plus parfaits (4).
Si un monde très parfait était créé, Dieu pourrait nécessairement en créer un meilleur encore, ce qui, par le fait même soulignerait les imperfections, les déficiences, les limites et, par voie de conséquence, certains maux nécessaires du premier. Pourquoi ne créerait-il pas, s’il lui agréait, l’un quelconque des mondes possibles qui, même s’il comportait quelque chose de mal, aurait forcément, dans la mesure même où il serait possible, bien plus de bien en lui ? S’il est possible, rien ne répugne à ce qu’il soit et Dieu peut le réaliser.
Et si Dieu peut le faire, absolument parlant, qui donc fera obstacle à sa volonté souverainement libre, dès lors que, dans ses desseins insondables et au regard de ses fins très hautes, il a résolu de réaliser celui-ci de préférence à tels autres meilleurs ? Cette préférence ne doit en rien nous étonner. Nous mêmes, en poursuivant des fins très justes, nous préférons parfois, et très raisonnablement, ce qui est bon, utile, à ce qui est meilleur, inutile, disproportionné ou irréalisable.
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(1) « Dieu, la nature ou tout autre agent font ce qu’il y a de meilleur dans le tout, mais non ce qu’il y a de meilleur dans chaque partie, si ce n’est par rapport au tout, comme nous l’avons dit plus haut. Or le tout, c’est-à-dire l’universalité des créatures, est meilleur et plus parfait s’il y a en lui des êtres qui peuvent s’écarter du bien et qui dès lors en déchoient, Dieu ne les en empêchant pas. En effet, il appartient à la Providence, non de détruire la nature, mais de la sauver, dit Denys ; or il est conforme à la nature des êtres que ceux qui peuvent défaillir défaillent quelquefois. Et d’ailleurs, dit S. Augustin, “Dieu est si puissant qu’il peut faire sortir le bien du mal”. De sorte que beaucoup de biens seraient supprimés si Dieu ne permettait que se produise aucun mal. Le feu ne brûlerait pas si l’air n’était pas détruit ; la vie du lion ne serait pas assurée si l’âne ne pouvait être tué ; et on ne ferait l’éloge ni de la justice qui punit, ni de la patience qui souffre, s’il n’y avait pas l’iniquité d’un persécuteur » (Somme de théologie, Ia, q. 48 a. 2 ad 3).
(2) Ceci, selon le Docteur angélique, n’est pas un véritable mal (Somme de théologie Ia q. 48 a. 2 ad 1 ; q. 49 a. 1) car celui-ci tient à une carence en quelque chose que la nature réclame ; il ne consiste pas en un manquement à ce qui lui est conforme. Néanmoins, sans un être un mal en rigueur de termes, la limitation implique une déficience, et par conséquent la nécessité naturelle de souffrir un certain défaut, ou de tomber dans certains maux (cf. Contra Gentes, L. III, chap. 6-7).
(3) « L’ordre imposé aux choses par la sagesse divine – dit saint Thomas – ordre qui a raison de justice (…) n’égale pas en ampleur la sagesse divine, comme si la sagesse divine était limitée à cet ordre-là. (…) La bonté divine est une fin qui dépasse hors de toute proportion les choses créées. En conséquence, la sagesse divine n’est pas restreinte à un ordre des choses fixe, de sorte qu’il ne puisse découler d’elle un ordre différent » (Ia q. 25 a. 5). Ainsi donc, comme l’ajoute s. Thomas, « bien que ce cours des choses soit déterminé par les choses qui existent actuellement, la sagesse et la puissance divines ne sont pas pour autant limitées par le cours de ces choses-là. Ainsi, bien que, pour ces choses qui se font maintenant, nul autre arrangement ne puisse être bon et convenable, Dieu pourrait faire d’autres choses et les organiser selon un autre ordre » (ad. 3).
(4) « Dieu ne peut pas donner l’existence à un monde de perfection infinie ; c’est pourquoi il ne peut créer aucun monde qui ne soit pas inférieur en perfection à un autre imaginable ». – « La suprême bonté de Dieu, observe saint Thomas, (…) n’as pas été liée à cet univers au point qu’elle n’aurait pu faire un autre univers meilleur ou moins bon » (Quest. Disp. de potentia, q. 3 a. 16).
ARINTERIANA
Paris - France | 2024 | Tous droits réservés
Exposition en langue française de la vie et des œuvres du Père Juan González Arintero (1860-1928), restaurateur de la théologie mystique en Espagne, grand directeur d'âmes et apôtre de l'Amour Miséricordieux.
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