L'ÉVOLUTION MYSTIQUE DANS LE DÉVELOPPEMENT DE L'ÉGLISE (4 et fin)
Ainsi que nous l'avons souligné en les présentant, ces symboles ne sont si nombreux et si variés que pour nous permettre de voir qu'aucun d'eux, même uni aux autres, ne suffit à représenter adéquatement une réalité aussi souveraine qui, dépassant toutes les formes de notre pauvre langage et de notre pensée limitée, transcende les plus hautes appréciations et les plus hautes constructions de notre raison, vacillante et faible. Chacun de ces symboles indique seulement un aspect de cette réalité ineffable que, d'une certaine manière, on devine, mais que l'on ne peut en aucune façon préciser ni définir convenablement. Joints les uns aux autres, ils se complètent pour nous donner une idée plus complète, nous obligeant à faire abstraction de formes apparemment exclusives les unes des autres, ou incompatibles, et à nous élever au-dessus de nos timides réflexions afin de sentir avec le sens du Christ, d'admirer en silence, de contempler sous la lumière de la grâce de l'Esprit Saint et d'apprécier ainsi divinement ce qui ne peut être proféré par des paroles ni même être conçu par des pensées humaines.
Si aucun de ces symboles ne peut épuiser l'immense virtualité de l'Église, si cette admirable réalité ne peut être contenue par aucun système, vouloir la préciser à l'excès par des technicismes propres à une époque ou à une philosophie, alors qu'elle transcende si manifestement tous les systèmes et tous les concepts humains, ne peut conduire qu'à la rabaisser et même à la dénaturer. Mieux vaut donc laisser flotter les concepts pour admirer sa plasticité et sa richesse que de les réduire à l'étroitesse de nos vues. Mieux vaut contempler en silence les trésors de vie et de science divine qui sont enserrés dans le Corps mystique de Jésus-Christ et les pondérer de ces phrases inspirées et audacieuses des divines Écritures et des grands saints, lesquels sentaient ces choses de manière très vive, sans les systématiser exagérément pour les faire entrer de force dans les limites de notre pensée. Si ces dernières avaient la prétention de comprendre, elles attesteraient par le fait même qu'elles défigurent ce qui, de soi, est incompréhensible. Il serait déjà insensé de vouloir mesurer avec une coquille la capacité de l'océan. Combien plus folle serait la prétention de mesurer les inépuisables trésors de la Sagesse divine à l'aune de l'esprit humain.
L'ordre surnaturel ne retrouvera son prestige que si nous le présentons, non pas tel que le supposent faussement ceux qui le dénigrent, ni comme nous-mêmes nous le figurons à notre manière, mais tel qu'il est en soi, ainsi qu'il a plu à Dieu de l'incarner dans sa sainte Église. En connaissant bien ce qu'elle est, nous connaitrons ce que doivent être ses membres. Et ceux-ci apprendront alors à mieux connaître le don de Dieu, à correspondre à la grâce divine. Ils s'efforceront de vivre en toutes circonstances comme des enfants de lumière, en développant le germe de vie divine et de gloire perdurable qu'ils portent en eux.
Si nous nous attachions tous, pour de bon, à connaître et à apprécier « le chemin nouveau et vivant que nous a ouvert Jésus-Christ en franchissant le rideau de sa chair » (Hébr. 10,20) ainsi que le divin Corps mystique auquel nous appartenons, de la tête duquel nous recevons sans cesse de merveilleux influx, le niveau ordinaire de la vie chrétienne s'élèverait considérablement et les œuvres de la plupart des fidèles constitueraient la plus excellente des apologies de la Religion.
Il n'est pas possible d'expliquer parfaitement les choses dont nous allons à présent traiter : la beauté, la sublimité, la saveur céleste qui sont les leurs excèdent les modes d'expression du langage humain. La nature intime de la vie surnaturelle, son excellence par rapport à la création, la manière dont elle est vécue, les phases successives par lesquelles y passent les âmes, dans la douleur et une joie incroyable, jusqu'à « être complètement dépouillées du vieil homme pour revêtir l'homme nouveau », tout cela, en vérité, est “ineffable”. « Sur ce sujet, nous avons bien des choses à dire, mais elles sont difficiles à expliquer » (Hébr. 10,20).
Cette entreprise n'est pas seulement difficile, elle est quasiment téméraire. En effet, si les grands mystiques, pourtant remplis de l'Esprit Saint – comme « morts au monde et vivant une vie cachée avec le Christ en Dieu » – parviennent si difficilement à en parler, que peuvent en dire les profanes ? Ce sont des choses si sublimes, si indicibles, si incompréhensibles, si inexplicables que, même en les éprouvant, il est à peine possible de les concevoir, et moins encore de les comprendre. Et lorsqu'on en comprend un peu quelque chose, ce sont les mots qui manquent pour les exprimer.
Pourtant, ce n'est pas une raison suffisante pour taire ce que l'on peut en dire, car le progrès mystique est la fin principale de la Révélation divine et la raison de tous les progrès de la sainte Église. Dans cette mesure, c'est celui auquel nous avons tous le devoir de travailler en premier (1). Il est donc nécessaire de rappeler ne serait-ce que quelque chose de ce qu'ont enseigné les grands théologiens mystiques qui eurent la chance (2) de sentir et d'expérimenter les mystères de cette prodigieuse vie et de pouvoir observer et décrire de quelque manière ses merveilleux progrès (3), de sorte que nous devons nous attacher à extraire, ordonner et traduire en langage humain ce que ces personnes – en particulier les auteurs inspirés – nous ont dit avec le leur, véritablement divin.
Pour confirmer nos appréciations particulières, nous nous efforcerons d'ajouter, en appendices ou en notes, quelques textes probants, tirés des grands maîtres de l'esprit et des âmes qui surent ou savent le mieux exprimer les ineffables impressions de la Réalité infinie. Comme les touches de l'Esprit Saint sont très différentes, et que chacun les expérimente et les traduit à sa façon, selon un aspect particulier, nous ferons en sorte que ces textes soient eux-mêmes très variés afin qu'à leur lecture il soit possible de se former une idée plus complète de ce fond inénarrable.
Ainsi, chaque âme qui commencera à sentir ces touches, pourra prendre conscience et reconnaître quelque chose de ce qui passe par elle. Si tout cela n'apportait de vrai profit spirituel qu'à une seule âme, je considérerais comme très bien employés mes efforts et mes peines. Si quelqu'un, donc, malgré mon incompétence, trouve ici lumière et encouragement, qu'il rende grâces au Père de toutes les lumières, qui sait se servir d'instruments si inutiles. Qu'il élève une prière afin que le pauvre auteur de ces pages, qui n'est jusqu'ici qu'un simple canal, devienne, selon le mot de saint Bernard, une coquille (Serm. 18, in Cant.).
Nous traiterons donc, avec l'aide de Dieu, 1° de la vie surnaturelle et de ses principaux éléments ; 2° du développement de cette vie chez les particuliers, c'est-à-dire de l'évolution mystique individuelle ; et 3° de l'évolution mystique de toute l’Église. ❧
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(1) « Le désir de la Trinité indivisible, qui est source de vie - dit saint Denys, le Pseudo Aréopagite (Hier. Eccles. c. 1, n. 3) – est le salut de toutes les créatures intellectuelles. Et le salut est dans la déification, c'est-à-dire dans la parfaite assimilation et l'union à Dieu ». « Lorsque j'approche des grandeurs de Dieu – disait sainte Thérèse d'Avila (Demeures, 6, chap. 4,12) – c'est-à- dire, lorsque j'en parle, je ne puis retenir de vives plaintes : je vois ce que nous perdons par notre faute. Car bien que le Seigneur donne ces choses à qui il veut, si nous aimions Sa Majesté comme Elle nous aime, Elle nous les donnerait à nous tous. C'est son unique désir, trouver à qui donner, et ses richesses ne diminuent pas pour autant ». « Ah! ma fille – lui dit un jour notre Seigneur (Vie, chap. 40) – qu'il y en a peu qui m'aiment véritablement ! S'ils m'aimaient, je ne leur cacherais pas mes secrets ». « Si vous désirez – dit-elle – que je vous montre le chemin qui mène à la contemplation, souffrez que je m'étende un peu sur ce sujet même si les choses que je vous dirai ne vous paraissent pas d'abord fort importantes, puisqu'à mon avis elles le sont. Si vous ne voulez pas les entendre ni les pratiquer, demeurez donc durant toute votre vie avec votre oraison mentale : car je vous assure et tous ceux qui aspirent à ce bonheur, que vous n'arriverez jamais à la véritable contemplation. »
(2) Il est permis de relever, dans cette expression, « eurent la chance », une certaine douleur personnelle. Dans une lettre qu'il écrivit le 20 juillet 1923 à Mère Madeleine de Jésus (1888-1960), le P. Arintero lui fit cette confession touchante, qui reprend d'ailleurs les termes cités plus haut de sainte Thérèse : « Il est vrai, je parle et j’écris beaucoup sur la mystique, je me sens poussé à cela. (…) Je continue d'être persuadé que, si l'on tarde beaucoup à obtenir ses grâces, c'est seulement par notre faute. Eh bien, malgré cela, j'ai grande envie de vous dire, en toute sincérité, que jamais je n'ai encore senti la grâce de l'union intime avec Dieu, ni encore peut-être celle d'un moment d'oraison de quiétude. Ma meilleure prière est : “Ut iumentum apud te... Devant Vous, je suis comme un animal stupide...” » (NdT; cf. Vers les sommets de l’union à Dieu [en français], Ed. La Vida Sobrenatural, Salamanca, 1985, p. 112).
(3) Sans une certaine manifestation, si imparfaite soit-elle, des ineffables mystères de la vie divine dans les âmes – dit sainte Catherine de Gênes - « il n'y aurait sur la terre que confusion et mensonge. C'est pourquoi l'âme éclairée par la lumière d'en-haut ne peut se taire. L'amour l'embrase au point de lui faire surmonter tous les obstacles pour pouvoir répandre autour d'elle les fruits de paix ineffable que produit en elle le Dieu de toute consolation (2 Cor. 1). Elle le fera d'autant plus qu'elle verra les hommes follement perdus à la recherche des plaisirs terrestres, incompatibles avec leur future et immortelle glorification » (Dialogues spiri., 1,3,12).
(2) Apologie du christianisme, t. 9, conf. 4.