LE MAL ET L'ORDRE DE L'UNIVERS (1)
Ce texte est tiré de l'ouvrage La providencia y la evolución, tome II : teología y teofobia, Ed. ESV, pp. 110 ss.
LE MAL ET LE LÉGISLATEUR SUPRÊME
Selon les partisans du hasard et les fatalistes, si un suprême Législateur existait, sage, bon et puissant, le mal et même la possibilité du mal seraient exclus. En effet, un tel Législateur saurait, voudrait et pourrait l’exclure, en ordonnant les choses de telle sorte qu’elles soient bonnes dans toute l’acception du terme. Pourtant, et nous l’expérimentons malheureusement chaque jour, il y a dans le monde de nombreux maux ou désordres, non seulement physiques mais également physiologiques, et, ce qui est pire encore, moraux. Si, donc, le désordre règne à côté de l’ordre ; si l’exception, la monstruosité ou l’anomalie règnent à côté de la loi ; si la prodigalité, l’inutilité, le superflu et même ce qui est nocif règnent à côté de la convenance et de l’économie ; si le malheur et l’indigence règnent à côté de la prospérité et de l’abondance ; si la douleur règne à côté du plaisir ; si le vice et le crime règnent à côté de la vertu et l’héroïsme, c’est le signe de ce que le monde n’est pas l’œuvre d’un Auteur très sage, mais le résultat fortuit du hasard qui apporte aussi bien le bon que le mauvais, ou le produit spontané d’un développement fatal inconscient, qui ne sait ni ne peut éviter le désordre.
Les pessimistes exagèrent le mal au point qu’il l’emporte sur le bien, et loin que ce monde soit le meilleur des mondes, comme le disent les optimistes, il est bien au contraire la pire chose possible, qui ne mérite pas d’exister et dont l’existence ne pourrait être pardonnée qu’à celui qui, en la réalisant, n’a pas pu l’éviter ou ne savait pas ce qu’il faisait. « Une vie, dira le misanthrope Schopenhauer, si sujette aux douleurs et à la mort, ne vaut pas la peine d’être vécue. Celui qui désire savoir si le mal l’emporte sur le bien, qu’il compare la douleur du cerf dévoré au plaisir de la bête sauvage qui le dévore ».
Cependant, le mal, qui est une privation ou une négation, n’existe pas par lui-même, il est fondé sur le bien. S’il l’emportait sur le bien, celui-ci disparaitrait (2). Or le bien existe certainement. C’est le signe que le bien l’emporte, et il l’emporte de beaucoup, contrairement à ce que prétendent les pessimistes, même à leurs yeux et à ceux de ceux qui en jouissent le moins. L’exception suppose la règle ordinaire. L’anomalie passagère et accidentelle milite en faveur d’une loi constante. Car si tous, ou la majeure partie des cas étaient exceptionnels ou anormaux, il n’y aurait en rigueur de termes ni exception ni anomalie, de même qu’il n’y aurait ni règle ni loi.
Aussi longtemps que nous vivons, la santé l’emporte sur la maladie ; sinon, nous ne vivrions pas. Si la vie, d’ailleurs, était si mauvaise, pourquoi paraît-elle si aimable à tous ? Pourquoi sa perte est-elle si sensible ? Est-ce une illusion ? Mais si c’est une illusion, où est la vérité ? Comment le témoignage de notre expérience intime peut-il nous tromper, qui nous manifeste la prépondérance du bien sur le mal, même lorsque nous exagérons les maux qui nous affligent ? Pourquoi y a-t-il tant de répugnance au suicide, que nous ne puissions le concevoir que chez quelqu’un qui a perdu l’esprit ? Pourquoi, même au milieu des plus atroces douleurs préférons-nous naturellement les souffrir en vivant que d’y échapper en mourant ? Pourquoi ceux-là même qui, à force de souffrances et portés par le désespoir et sans autre raison se décident au suicide y renoncent au dernier moment et, s’ils le peuvent, recherchent la vie ? Le bien de celle-ci excède très largement les maux qui l’accompagnent, je ne dirais pas aux yeux de tout homme réfléchi, mais même aux yeux de tant d’hommes pessimistes qui cherchent par tous les moyens à jouir de la vie, d’une vie souvent licencieuse, et à se maintenir fermement en elle, même lorsqu’ils ont le culot de recommander aux autres le suicide.
La vie est assurément assombrie par la peur de la mort, mais c’est parce que la vie est douce. Si elle ne l’était pas autant, la peur de la perdre ne serait pas si amère. Et d’ailleurs, il vaut mieux avoir une vie, même périssable et courte, que de n’en avoir jamais une. Il est certain que la douleur du cerf excède le plaisir de la bête sauvage qui le dévore. Néanmoins, ce plaisir n’égale pas ni ne souffre de comparaison avec celui que le cerf lui-même a expérimenté à vivre ce qu’il a vécu. En toute hypothèse, peut-être cette mort violente mais courte est-elle préférable pour lui au fait de mourir lentement, à la suite de longues souffrances, comme meure souvent son ennemie.
C’est ainsi que les maux eux-mêmes ont leur aspect et leurs conditions de biens. L’exception permet de mieux connaître et de confirmer la règle ; l’anomalie fait ressortir la loi ; la monstruosité met en relief l’harmonie et la beauté, et nous révèle bien souvent d’autres lois supérieures, aussi générales qu’importantes, auxquelles elle obéit et dont le bien dépasse de beaucoup celui d’un individu particulier.
La douleur et la faim, etc., nous évitent de nombreux maux plus grands, de la maladie, de la destruction et de la mort ; ils nous stimulent à nous procurer les biens dont nous avons besoin. Si la faim et la douleur n’étaient pas présentes, nous nous livrerions à l’oisiveté, nous ne ferions pas attention à ne pas nous blesser, à malmener notre organisme, ou à utiliser nos organes sensitifs, etc.
Ainsi, nous affaiblirions notre sensibilité, nous bouleverserions notre digestion, nos autres fonctions et jusqu’à notre vie même, surtout une vie consacrée à la culture de la raison et de la vertu, laquelle deviendrait quasiment impossible. De sorte que le bien moral, qui est le principal de tous les biens – et le seul qui, aux yeux de Kant lui-même, peut donner raison de l’existence du monde – réclame certains maux physiques. Ceux-ci sont comme des sentinelles indispensables qui nous éveillent et nous avertissent afin que nous évitions des maux plus grands.
Le mal moral lui-même, le plus étrange et le plus étonnant, puisqu’il est le bouleversement de l’ordre éternel de la droite raison, est l’occasion de grands biens. Il conditionne et a pour conséquence ceux qui nous ennoblissent le plus et dont nous pouvons être le plus fiers, tels que la vertu, le mérite, la liberté. De quel prix ne payerions-nous pas ce dernier don, qui nous élève tellement au-dessus des animaux ? Quel mérite auraient nos actions si toujours, par nécessité, elles devaient être bonnes sans avoir pu être mauvaises ? Le fait de pouvoir pécher et de résister malgré tout courageusement aux sollicitations des passions est ce qui met en valeur et permet d’apprécier les mérites du saint héros, « qui a pu faire le mal, et ne l’a pas fait ; ses biens s’affermiront dans le Seigneur, et l’assemblée dira ses largesses » (Sir. 30,10).
Quel titre aurions-nous aux récompenses éternelles, si nous n’avions aucune part en nos mérites ? Or le mérite est impossible sans la liberté, et la liberté humaine, que le Créateur respecte tellement [« Tu nous gouvernes avec beaucoup de ménagement » (Sag. 12,18)] est la véritable cause des maux moraux que nous déplorons. Il est certain que Dieu pourrait très bien éviter ces derniers, mais ce serait en violentant ou en contraignant de quelque manière notre liberté, ce qui ne conviendrait pas. (...) En outre, le vice des méchants met en relief la vertu des bons, et il est parfois la condition indispensable pour que cette vertu se manifeste : sans le bourreau, il n’y a pas de martyrs, et le mérite de ceux-ci pèse bien plus aux yeux de Dieu que le crime de ceux-là. Et si ce crime, et en général le vice, demeurait impuni, et si l’ordre moral n’était pas rétabli, alors et alors seulement l’argument [relatif à l’inexistence d’un Législateur suprême] serait fort. Mais l’Auteur de l’ordre moral sait très bien le rétablir, et même le rehausser sur les mêmes chemins où il paraissait avoir été ruiné. Et il le rétablira avec certitude, si ce n’est pas en cette vie, ce sera en l’autre. Aucun vice ne demeurera sans juste châtiment, de même qu’aucune vertu ne demeurera sans digne récompense. Le châtiment des méchants fera ressortir la justice divine infinie, comme la récompense des bons illustrera la bonté et la miséricorde infinie de Dieu. ⇢
ARINTERIANA
Paris - France | 2024 | Tous droits réservés
Exposition en langue française de la vie et des œuvres du Père Juan González Arintero (1860-1928), restaurateur de la théologie mystique en Espagne, grand directeur d'âmes et apôtre de l'Amour Miséricordieux.
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