BIOGRAPHIE DU P. ARINTERO
Introduction - Un saint dans l'Histoire sainte (2)
Plus que de « soumission », peut-être serait-il plus juste de parler « d’ordre » : l’ordre des fins, qui articule le temps historique des sociétés, et leurs histoires, au temps eschatologique en lequel elles s’intègrent et qui, en retour, les compénètre et leur donne la plénitude de leur sens. Mais l’essentiel est assurément là : l’histoire profane, celle dont Hérodote se soucie, est suspendue à une histoire sainte qui l’englobe et la dépasse. L’histoire du “siècle” n’est « qu’une phase transitoire (…) enclavée » dans une histoire « surhumaine et éternelle » (1).
Tous les hommes, en vérité, sont les acteurs de cette histoire sainte, de cette histoire du salut liée à l’histoire de la création. Cependant, les saints, par leurs « actions (...), leurs grandes et merveilleuses actions », en sont les acteurs lucides et exemplaires. Ils y avancent comme des voyants, malgré l’obscurité de la foi qui les guide. Ils voient plus loin et mieux que les autres hommes, parce que cette foi les éclaire sur la fin ultime de l’histoire et l’au-delà de l’histoire, insoupçonnés et insoupçonnables pour qui n’en a pas reçu révélation. En un sens tout à fait vrai, le saint est historien. Historien même par excellence. L’histôr, en grec, est en effet « celui qui connaît », et nul ne saisit mieux que lui la raison d’être, le sens et la loi de l’histoire et du temps puisque cette connaissance oriente consciemment toute sa vie (2).
LES VICISSITUDES DE L'HAGIOGRAPHIE
L’hagiographie, prise au sens d’histoire des saints, est cependant allée parfois au rebours de ses fins, jusqu’à perdre, à certains égards, sa vocation première d’exemplarité. Il arrive en effet qu’elle nous présente la mémoire des « grandes et merveilleuses actions » de ses héros en des termes si extraordinaires, l’imagination des narrateurs y aidant à l’occasion, que ces saints nous paraissent parfois inaccessibles, comme des êtres fantastiques.
Les voici qui surfent sur la mer avec leur chape, comme saint Raymond de Peñafort, qui embrassent les plaies des lépreux, comme sainte Catherine de Sienne, qui lévitent, passent leur vie sur une colonne, multiplient les pains, courent en portant leur tête, se trouvent en plusieurs lieux à la fois, rendent voyants des aveugles, paralysent les membres des méchants, s’entretiennent avec des bêtes féroces pour les convaincre d’être douces.
Certes, il n’y a rien là que le Christ n’ait promis à ses apôtres : « Et voici les signes qui accompagneront ceux qui auront cru : en mon nom, ils chasseront les démons, ils parleront en langues nouvelles, ils saisiront des serpents, et s’ils boivent quelque poison mortel, il ne leur fera pas de mal ; ils imposeront les mains aux infirmes et ceux-ci seront guéris » (Marc, 16, 17-18). Cependant, l’excessive mise en relief de ces phénomènes a conduit à brouiller la lisibilité du sens des hagiographies. La critique rationaliste s’y est évidemment perdue la première, et plus qu’aucune autre. Au spectacle des macérations parfois effrayantes et de l’amour de la souffrance manifesté par certains saints, elle est allée jusqu’à parler d’inhumanité, de déni du corps, de psychologies désaxées (3).
Malheureusement, elle n’est pas la seule à s’être ainsi égarée. Certains courants théologiques catholiques l’ont accompagnée, à leur manière, de loin, avec les meilleures intentions du monde. Ils ont ainsi confiné la sainteté et la vie mystique dans un monde à part, celui des dons et des grâces extraordinaires, fermé aux chrétiens ordinaires, lesquels ne seraient voués qu’aux seuls efforts, pour ne pas dire à la seule grisaille de la vie ascétique. N’est-il pas devenu assez banal de dire du saint qu’il doit davantage être admiré qu’imité ? À l’inverse, d’autres courants, plus actuels et plus proches aussi des fadaises psychanalytiques, ont passé les hagiographies et leur merveilleux par-dessus bord, comme des mythes naïfs d’âges immatures, des légendes au sens cette fois moderne du terme. De sorte qu’assez paradoxalement, les saints ne sont devenus familiers aux yeux de beaucoup, et approchables, que par les péchés qu’ils partagent avec le commun des hommes. On connaît le curieux mot de François Mauriac : « Nous aimons peut-être ces saints pour les mêmes raisons qui les empêchent d’être tout à fait des saints » (4).
L’hagiographie manque ainsi sa cible lorsqu’elle n’est lue que comme une immense fresque héroïque, un récit d’histoires merveilleuses, avec ses dragons terrassés, ses surréalités, ses montagnes soulevées, ses traces parfois sanglantes. Pour être lue en vérité, elle doit l'être comme un chapitre de l’histoire sainte ouvert dans le grand livre des Écritures. L’histoire des saints apparaît alors, à la manière des miroirs des Princes, écrits pour renvoyer ces derniers à ce qu’ils avaient vocation à devenir, comme une invitation directe à en écrire de nos vies une page nouvelle dans le cœur de l’Église.
Ainsi comprise, la vie des saints révèle ce que peut produire, en des hommes, des femmes et des enfants qui sont nos frères de condition et de destinée, la prodigieuse fécondité de l’amour et des dons qu’ils ont reçus. Par eux, Dieu manifeste à notre foi de pèlerins la cohérence et la beauté de sa création, naturelle et surnaturelle, toute entière sortie de ses mains, fruit d’un unique amour.
En ce sens, l’hagiographie a une double vocation pédagogique. En premier lieu, elle enseigne que le saint, loin d’être un personnage fantastique, étranger à ce monde, en est tout au contraire le couronnement. En second lieu, elle aide à comprendre qu’il n’y a rien de plus cohérent et de plus normal, au fond, que d’être un saint ou de tendre à le devenir. Seul le péché et la vie de péché sont une anomalie et une bizarrerie au regard de la pensée ordonnatrice de Dieu sur le monde. Tel paraît bien être le message de la vie d’une Thérèse de Lisieux, d’une Elisabeth de la Trinité, d’un Giorgio Frassatti ou d’un Dominique Savio et de tant d’autres. Les saints voient eux-mêmes les choses ainsi, tout simplement, parce qu’ils les voient à l’endroit.
UN SAINT THÉOLOGIEN DE LA VIE CHRÉTIENNE
L’histoire du Père Arintero est elle aussi un témoignage de cette harmonie par l’unité de sa pensée et de sa vie, enracinée dans l’amour des Écritures, en quoi elle a assurément valeur d’exemplum et peut pleinement prendre place dans la tradition hagiographique.
⇤ ⇥
__________
(1) Juan G. Arintero, Desenvolvimiento y vitalidad de la Iglesia, Fundaciόn universitaria española, Seminario Suarez, Madrid 1974, t. 1, intro., p. 53.
(2) Étant celui qui connaît ainsi par excellence, le saint est aussi celui qui est à même par excellence de juger. Il n’y a pas lieu de s’étonner, dès lors, que saint Paul nous dise que « les saints jugeront le monde » (1 Cor. 6,2).
(3) Cf. par ex., Paul-Laurent Assoun, Le corps saint, du déni à la jouissance, Champ psychosomatique, n°33 2004/1. Sainte Thérèse d’Avila, que le psychiatre français Pierre Janet présentait en 1901 comme la « patronne des hystériques », a été et demeure la cible privilégiée de ce type de critiques, qui associent souvent ses extases à des manifestations épileptiques (cf. G. Huberfeld, J. Pallud, E. Drouin, P. Hautecoeur, “On St Teresa of Avila’s mysticism: epilepsy and/or ecstasy?” Brain. 2022 May 16 ; P. Vercelletto, “Extase, crises extatiques, à propos de la maladie de Saint Paul et de Sainte Thérèse d’Avila”. Epilepsies. 1997 Mar. 9).
(4) Journal, vol. 5 [1934], Éd. Grasset, p. 68.
ARINTERIANA
Paris - France | 2024 | Tous droits réservés
Exposition en langue française de la vie et des œuvres du Père Juan González Arintero (1860-1928), restaurateur de la théologie mystique en Espagne, grand directeur d'âmes et apôtre de l'Amour Miséricordieux.
« Vous qui êtes ici, dites un Pater à mon profit.
Pour moi ferez beaucoup et vous n’y perdrez mie. »
INFORMATIONS DIVERSES