LA PASSION DE DIEU AU SERVICE DE L'ÉGLISE
Chapitre 2 : Le couvent de Corias
Il est important de dire un mot de ce couvent de Corias où Juan Arintero se proposait ainsi d’entrer. Son histoire, en effet – alors récente – éclaire le contexte dans lequel a vécu le jeune religieux. L’Ordre dominicain, comme la plupart des institutions religieuses, avait été secoué en Espagne, dans la première moitié de ce XIXe siècle, par deux événements majeurs.
Le premier fut la publication par le pape Pie VII, le 15 mai 1804, de la bulle Inter Graviores, obtenue sous la pression du roi Charles IV d’Espagne (1748-1819). Cette bulle établissait, pour l'Espagne seule, « un régime suprême de gouvernement alternatif » notamment de l'Ordre dominicain (1).
Ce document, en effet, soustrayait les établissements religieux établis en Espagne à l'autorité considérée comme “étrangère” de leurs supérieurs généraux établis à Rome, pour les soumettre à des vicaires généraux espagnols, résidant en Espagne. Selon le régime désormais établi, ces vicaires généraux étaient désignés pour six ans. Pour les dominicains, par exemple, tantôt le Maître général était espagnol, et il devait alors résider en Espagne, tandis qu'un vicaire général étranger résidait à Rome ; tantôt il était étranger et résidait à Rome, tandis qu’un vicaire général espagnol, résidant en Espagne, gouvernait les religieux espagnols, en ignorant pratiquement, sous la pression royale, l'autorité du Maître général établi à Rome. Cette situation, à la fois complexe et ruineuse de l’unité des Ordres concernés, fut vécue par le P. Arintero.
Elle dura pas moins de soixante-huit ans, jusqu’à ce que le pape Pie IX y mette enfin un terme, le 12 juillet 1872, par la bulle Religiosorum ordinum.
Charles IV avait avancé, pour justifier la situation ainsi créée, que les dispositions de la bulle Inter graviores lui permettraient de remédier à l’affaiblissement en Espagne de la discipline religieuse. En réalité, sous ce prétexte pieux, le monarque et son premier ministre Manuel Godoy (1767-1851) (2) projetaient de se servir de la bulle papale pour « transformer les ordres [religieux] en instruments dociles de la Couronne et, en relâchant leurs liens avec Rome, de s’approprier leurs biens » (3), afin de remédier aux conséquences financières désastreuses de l'échec de la guerre menée par l'Espagne, contre l'Angleterre, au côté de la France révolutionnaire (1796-1802).
Le second événement notable, qui n'est pas sans lien avec le premier, fut celui de la persécution religieuse. « La conception utilitaire que les Lumières voulaient imprimer à la société impliquait non seulement la critique, mais aussi l'élimination ou la réduction sensible d'une groupe tel que le clergé régulier, qui était considéré n'avoir aucune utilité pour la société. Leur nombre fut compté, leurs revenus évalués, leur mode de vie examiné » (4). Du contrôle, l'on passa bientôt à l'élimination, en chargeant les victimes de tous les vices possibles.
Au milieu d’une histoire tourmentée, sur fond de guerre civile larvée ou déclarée, la loi dite “de réforme des réguliers” du 1er octobre 1820 avait déjà supprimé tous les monastères et les couvents de moins de vingt-quatre religieux profès, c’est-à-dire la moitié d’entre eux.
La Compagnie de Jésus fut supprimée le 4 juillet 1835 et, le 25 juillet de la même année, furent supprimés tous les couvents de moins de douze membres profès, soit neuf-cents communautés. Le 6 août, les relations diplomatiques avec le Vatican furent rompues. Le 11 octobre, le nombre des ordres religieux supprimés fut étendu et leurs biens “sécularisés” pour "amortir" la dette intérieure. Le gouvernement Mendizábal alla même, par un décret du 26 février 1836, jusqu’à interdire de prêcher et de confesser à tout ecclésiastique soutenant des opinions politiques contraires à celles du gouvernement (5).
Le 8 mars 1836, tous les couvents d’hommes furent supprimés, sauf ceux des “escolapios”, ceux de Saint-Jean-de-Dieu, puis ceux qui se consacraient aux missions des Philippines – territoire espagnol jusqu’à sa vente aux États-Unis en 1898. Les dominicains, en particulier, y étaient établis depuis 1587. Ils y ont fondé, à Manille, en 1611, une Université Saint-Thomas qui est aujourd’hui l'université catholique la plus importante au monde par le nombre de ses étudiants. Ces dominicains-là, voués à l’expatriation et, à certains égards, au service des intérêts diplomatiques espagnols dans cette colonie, n’étaient pas regardés alors comme une “menace” intérieure par le gouvernement. Tandis qu’en Espagne le catholicisme était considéré par les esprits “éclairés” comme une institution dépassée et comme un obstacle au Progrès, il lui était concédé, ainsi que le notera plus tard le P. Arintero avec ironie, de pouvoir encore jouer un rôle historique « parmi les sauvages et les païens » (6). C’est ainsi qu’a pu subsister le Collège Missionnaire pour l’Asie d’Ocaña [province de Tolède] appartenant aux dominicains de la Province missionnaire du Très Saint Rosaire des Philippines, destiné à la formation des Frères partant pour l'Asie.
Par l’effet de cette politique antichrétienne, le monumental monastère de Saint-Jean-Baptiste de Corias, le plus grand des Asturies, qui appartenait aux Bénédictins, et dont la fondation remonte au XIe siècle, fut déserté en 1835.
Le P. Antonio Orge (1811-1867), dominicain, alors commissaire apostolique du Saint-Siège pour les territoires espagnols depuis 1857, et membre du Collège Missionnaire d’Ocaña, dont il fut le recteur, eut l’idée, avec quelques autres de ses confrères (7), de prendre possession des lieux, alors totalement à l'abandon, pour en faire, officiellement, une simple filiale de ce collège. Cette affectation entrant dans le champ de la tolérance très relative du gouvernement, ce dernier donna son autorisation à la fondation de cette prétendue “filiale”.
En réalité, le projet du P. Orge était bien plus ambitieux : il s’agissait pour lui non pas de créer simplement un collège, mais de fonder un véritable couvent, avec l’idée d’en faire le berceau de la restauration de l’Ordre des Frères Prêcheurs en Espagne, alors menacé d’extinction totale. Ce projet commença d’être réalisé par six Frères, dans une grande pauvreté, le 11 novembre 1860, en la fête du patronage de la Vierge Marie sur l’Ordre, alors que les lois persécutrices étaient toujours en vigueur.
Cette année-là, le jeune Arintero n’avait pas encore quatre mois… Lorsqu’il entra à Corias, quinze ans plus tard, en 1875, la réunification de l’Ordre était intervenue depuis peu (12 juillet 1872) et la générosité des efforts des “pères fondateurs” était déjà divinement récompensée. Le couvent de Corias était rayonnant. Il comptait en 1873 près de quatre-vingt-dix religieux, et était le joyau d’une province elle-même en plein essor. Il en comptera plus de cent, professeurs, étudiants, novices, convers, aumôniers de religieuses.
Le Tiers-Ordre rassemblera, auprès du couvent restauré, plus de mille membres. Le culte marial, en particulier, y était en grand honneur, grâce au proche sanctuaire de Notre-Dame de las Caldas de Besaya, qui avait dû lui aussi être abandonné à cause des lois persécutrices, et auprès duquel était implanté un couvent dominicain depuis le début du 17e siècle (8). Chassés des lieux en 1835, les Frères-Prêcheurs ne les ont récupérés que plus de quarante ans plus tard, en 1877.
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(1) Maximiliano Barrio Gozalo, "Reforma y supresión de los regulares en España al final del Antiguo Régimen (1759-1836)", Investigaciones históricas: Época moderna y contemporánea, nº 20, 2000, p. 101.
(2) Exilé en France à la suite du soulèvement du 2 mai 1808 contre l’occupation des Français, dont il était l’allié, Manuel Godoy mourut le 4 octobre 1851 à Paris. Il est enterré au cimetière du Père Lachaise.
(3) Brigitte Journeau, Église et État en Espagne au XIXe siècle, Les enjeux du Concordat de 1851, Villeneuve d’Ascq, Septentrion-Presses Universitaires, 2002, p. 157.
(4) Maximiliano Barrio Gozalo, Op. cit., p. 1.
(5) B. Journeau, Op. cit. p. 27.
(6) J. G. Arintero, Desenvolvimiento…, t. I, intr. p. 67.
(7) En particulier le Père José María Larroca y Estala (1813-1891), dont l’histoire est elle-même significative. Originaire de San Sebastian, il dut fuir son couvent pris d’assaut par la populace pour se réfugier au couvent d'Azpeitia, avant de devoir fuir encore à Basusarri, où il exerça son ministère comme prêtre de paroisse. Après avoir été vicaire général des Iles philippines, il fut élu Maître général de l’Ordre dominicain en 1879.
(8) Sur ces éléments historiques, cf. P. Lázaro Sastre, o.p., “La restauración de la Provincia en Corias”, conférence donnée à Cangas de Narcea le 13 novembre 2010. Aujourd’hui ce rayonnement de Corias a malheureusement disparu. Le monastère a été acheté par la Province des Asturies à l’Ordre dominicain le 30 décembre 2002. Signe des temps, ce monastère est désormais, depuis le mois de juillet 2013, un “Parador”, c’est-à-dire un hôtel de luxe.
ARINTERIANA
Paris - France | 2024 | Tous droits réservés
Exposition en langue française de la vie et des œuvres du Père Juan González Arintero (1860-1928), restaurateur de la théologie mystique en Espagne, grand directeur d'âmes et apôtre de l'Amour Miséricordieux.
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