QU'EST-CE QUE LA VIE MYSTIQUE (2 et fin)
En revanche, une fois qu’elle s’est consolidée dans la vertu, qu’elle s’est vaincue elle-même et qu’elle a conformé davantage sa volonté à celle de Dieu, l’âme commence à sentir et à noter certains désirs, certaines impulsions, certains instincts tout à fait nouveaux et véritablement divins, qui ne proviennent pas et ne peuvent pas provenir d’elle-même – parce qu’ils la conduisent à quelque chose d’inconnu, à un nouveau genre de vie et de perfection très supérieurs – qui ne la laissent plus en repos tant qu’elle ne les a pas mis fidèlement en œuvre. Ces impulsions l’enflamment de nouveaux désirs, plus hauts, plus ardents. Plus les âmes sont dociles à ces impulsions de l’Esprit, et plus elles sentent ses touches. Elles prennent conscience de son amoureuse présence et reconnaissent la vie et les vertus qu’il leur infuse. Peu à peu elles en viennent à agir principalement sous l’impulsion des dons, qui se manifestent déjà à un degré élevé et comme quelque chose de surhumain. Elles connaissent alors une véritable expérience mystique intime du surnaturel en lui-même, et entrent pleinement dans l’état mystique. Dans cet heureux état, il est notoire que la prière habituelle est produite par le divin Consolateur, qui « prie pour nous par des gémissements ineffables » (Rom. 8, 26), et nous fait prier comme il convient. Tous ses dons influent ici déjà fréquemment et clairement, spécialement celui de sagesse – qui donne de goûter et d’expérimenter le divin – et celui d’intelligence, qui permet de pénétrer les profondeurs de Dieu, quand ne prédominent pas, parfois, le don de crainte, de piété, de force, de science ou de conseil.
Comme « l’Esprit souffle où il veut, et laisse entendre sa voix, sans que nous sachions d’où il vient et où il va » (Jn 3,8), certaines âmes privilégiées commencent très tôt à sentir ses touches délicates. Mais, en règle générale, les âmes ne les ressentent pas clairement comme surnaturelles avant d’être très avancées dans les voies de la vertu et à ce point unies à la volonté de Dieu qu’elles n’éteignent plus ni n’étouffent plus la voix de l’Esprit, qu’elles ne résistent plus à ses impulsions, mais le suivent avec docilité, en le laissant librement agir en elles.
Ainsi, nous vivons d’abord cette mystérieuse vie divine inconsciemment, comme des enfants, sans nous rendre compte de ce nouveau principe vital qui est en nous, l’Esprit Saint lui-même, lequel, en vivifiant nos âmes et en renouvelant nos cœurs, nous rend véritablement spirituels et nous fait vivre comme de dignes enfants de Dieu.
Un grand nombre de chrétiens, y compris de religieux – bien qu’engagés à marcher résolument vers la perfection évangélique – ne sortent jamais de ce premier âge spirituel, qui est le propre des ascètes et des commençants. Il faut d’ailleurs espérer qu’ils soient déjà nombreux ceux qui, parmi eux, entrent à tout le moins dans cet état afin, en se convertissant, de devenir des enfants pour pouvoir être admis dans le royaume des cieux !
Ces enfants, qui ne se rendent pas encore compte qu’ils sont des enfants de Dieu – et qui, tout en vivant avec Lui, agissent selon leurs propres vues et leurs caprices, en emprisonnant quasiment l’Esprit – doivent être traités « comme des hommes charnels, comme des petits enfants », et non « comme des hommes spirituels » (1 Cor. 3,1). Car ils ne se laissent encore davantage mouvoir selon les inspirations de la prudence humaine – qui participent beaucoup, ordinairement, de la prudence de la chair – que selon des inspirations chrétiennes qui, unies au don de conseil, constituent la prudence spirituelle.
En revanche si, en s’exerçant véritablement à la vertu, ils entrent dans la maturité des « hommes parfaits », alors commenceront à luire sur leurs fronts la lumière et le discernement de l’Esprit de Jésus-Christ, selon la sentence de l’Apôtre : « Lève-toi, toi qui dors, et le Christ t’illuminera » (Eph. 5,14). En soumettant vraiment la prudence de la chair – qui est « mort » - à celle de l’esprit – qui est « vie et paix » - ils commenceront à vivre comme des « spirituels », des « pneumatiques », qui avancent sous les impulsions du divin Consolateur en sentant plus ou moins ses influx vivifiants. Alors, se voyant mus par l’Esprit du Christ, ils reconnaîtront qu’ils sont fils de Dieu, car ce même Esprit d’adoption qui les anime leur en rendra un clair témoignage en les portant ainsi à appeler PERE le Dieu tout-puissant (Rom. 8,6-16). Cette motion confiante est évidemment produite par le don de piété : nous appelons Dieu par ce nom amoureux sans nous rendre compte que c’est son Esprit d’amour lui-même qui nous y porte.
Nombreux sont ainsi ceux qui sont inconsciemment mus par l’Esprit, en étant ainsi de vrais enfants de Dieu, tout en étant encore de simples ascètes, car ils n’ont pas encore une claire expérience intime du divin. Celle-ci est apportée par les dons de science, de conseil et d’intelligence, qui nous font entrer dans l’âge du discernement spirituel et prendre conscience de ce que nous sommes, et plus spécialement encore par le don de sagesse, lequel, par différents sens spirituels, nous permet de reconnaître les touches de l’Esprit, et de sentir, goûter et voir comme est bon le Seigneur (S.Augustin, Conf. 10,27).
– C’est alors que l’on entre pleinement dans la vie mystique, sans qu’il soit exclu que l’on ait à revenir aux exercices ordinaires de l’ascétique, chaque fois que cessent le souffle et la suave motion de cet Esprit qui souffle où il veut et quand il veut, sans que nous sachions ordinairement où il va, étant au demeurant certain qu’en soufflant suavement ainsi il nous conduit à pleines voiles à un port très sûr. Lorsque cesse ce souffle, alors il faut avancer à force de rames, sous peine d’être entraîné par les vagues.
Cependant, à mesure que l’on entre davantage en haute mer, on observe toujours mieux les durables et tranquilles courants de l’Océan de l’eau vive, et les motions et les inspirations deviennent plus continuelles. Alors, « l’impétuosité du fleuve de la grâce réjouit la cité de Dieu », et le souffle de l’Esprit Saint montre ordinairement d’où il vient et où il nous conduit.
Voilà qui explique le prodigieux travail de la grâce opéré en grande partie durant la nuit des sens, pour soumettre ceux-ci à la droite raison éclairée par la prudence chrétienne et ainsi bien pratiquer les vertus surnaturelles, l’âme s’unissant à Dieu par une parfaite conformité de vouloirs, disposée à seconder ses motions, lesquelles deviennent de plus en plus continues. Mais ce travail s’opère encore plus dans la nuit de l’esprit, qui soumet la raison surnaturalisée elle-même à la norme infaillible, suprême et unique, de la direction quasi-absolue du divin Consolateur. C’est alors que, « À l’obscur mais hors de danger, par une échelle fort secrète » (s. Jean de la Croix, La nuit obscure), elle expérimente cette mystérieuse rénovation ou cette métamorphose qui la fait passer de la simple union conformante, en laquelle persistait plus ou moins sa propre initiative et sa propre direction, à l’union transformante, en laquelle Dieu fait désormais toutes choses en tous, comme unique directeur et régulateur ordinaire de notre vie. L’âme se trouve alors comme une chrysalide enfermée dans son cocon, inerte, prisonnière, dans l’obscurité, avant d’en sortir autre, avec des organes adaptés à une vie aérienne, et non plus rampante comme auparavant, pour se repaître désormais du nectar des fleurs, et non plus de choses grossières. Telle est la belle image dont s’est servie sainte Thérèse d’Avila (Demeures, 5,2 ; 7,3) pour exprimer ce qui se produit alors en l’âme, qui en sort totalement rénovée et transformée, avec en quelque sorte de nouveaux organes spirituels, pour ne plus vivre que selon l’Esprit. Elle paraît alors être autre, avec des désirs, des instincts, des sentiments et des pensées qui n’ont plus rien de terrestre ni même d’humain, et qui sont en rigueur de terme divins, car c’est l’Esprit même de Dieu qui les provoque et les ordonne. L’âme remarque et comprend alors non seulement qu’elle agit par la vertu du Christ, mais que Jésus-Christ lui-même, auquel elle est désormais totalement configurée [étant morte et ressuscitée avec lui, et recevant la parfaite empreinte de son Sceau vivant], agit et vit en elle, par elle et avec elle.
Elle peut alors dire, en pleine vérité : « Je vis, mais ce n’est pas moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi », car sa vie est le Christ même, dont l’Esprit l’anime en tout, en régnant en son cœur d’un règne absolu. ❧
ARINTERIANA
Paris - France | 2024 | Tous droits réservés
Exposition en langue française de la vie et des œuvres du Père Juan González Arintero (1860-1928), restaurateur de la théologie mystique en Espagne, grand directeur d'âmes et apôtre de l'Amour Miséricordieux.
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